VII

« Nous sommes trop jeunes, nous ne pouvons plus attendre »

Graffiti mural à Paris

La force d’une insurrection est sociale, non pas militaire. La mesure pour évaluer la portée d’une révolte généralisée n’est pas l’affrontement armé, mais plutôt l’ampleur de la paralysie de l’économie, de la prise de possession des lieux de production et de distribution, de la gratuité qui brûle tout calcul, de la désertion des obligations et des rôles sociaux ; en bref, le bouleversement de la vie. Aucune guérilla, si efficace soit-elle, ne peut se substituer à ce grandiose mouvement de destruction et de transformation. L’insurrection est l’émergence légère d’une banalité : aucun pouvoir ne peut régner sans la servitude volontaire de ceux qui le subissent. Rien mieux que la révolte ne révèle que ce sont les exploités eux-mêmes qui font tourner la machine assassine de l’exploitation. L’interruption diffuse et sauvage de l’activité sociale chauffe d’un coup le poêle de l’idéologie et fait apparaître les rapports de force réels ; l’Etat se montre ainsi pour ce qu’il est – l’organisation politique de la passivité. L’idéologie d’un côté et la fantaisie de l’autre dévoilent alors tout leur poids matériel. Les exploités ne font que découvrir une force qu’ils ont toujours eue, en finissant avec l’illusion que la société se reproduit toute seule – ou que quelque taupe creuse à leur place. Ils s’insurgent contre leur propre passé d’obéissance – ce qu’est justement l’Etat* – [*Ndt : jeu de mot entre Etat et été (participe passé du verbe être), qui se rendent tout deux par le même mot, stato] , contre l’habitude érigée en défense du vieux monde. La conjuration des insurgés est la seule occasion dans laquelle la « collectivité » n’est pas la nuit qui dénonce à la police le vol des lucioles, ni le mensonge qui fait de la somme des mal-êtres individuels un bien commun, mais le noir qui donne à la différence la force de la complicité. Le Capital est avant tout la communauté de la délation, l’union qui fait la faiblesse des individus, un être-ensemble qui nous laisse divisés. La conscience sociale est une voix intérieure qui répète : « Les autres acceptent ». La force réelle des exploités s’érige ainsi contre eux-mêmes. L’insurrection est le processus qui libère cette force, la portant du côté du plaisir de vivre et de l’autonomie ; c’est le moment dans lequel on pense réciproquement que la meilleure chose qu’on peut faire pour les autres est de se libérer soi-même. En ce sens, c’est « un mouvement collectif de réalisation individuelle ».

La normalité du travail et du « temps libre », de la famille et de la consommation tue chaque mauvaise passion pour la liberté. (En ce moment même, alors que nous écrivons ces lignes, nous sommes séparés de nos semblables, et cette séparation libère l’Etat de nous interdire d’écrire). Sans une fracture violente avec l’habitude, aucun changement n’est possible. Mais la révolte est toujours oeuvre de minorités. Autour il y a la masse, prête à se faire instrument de la domination (pour l’esclave qui se rebelle, le « pouvoir » est en même temps la force du maître et l’obéissance des autres esclaves) ou bien à accepter par inertie le changement en acte. La plus grande grève générale sauvage de l’histoire – celle du Mai français- n’a impliqué qu’un cinquième de la population d’un seul Etat. De tout cela, la seule conclusion à tirer n’est pas de s’emparer du pouvoir pour diriger les masses ni qu’il faut se présenter comme la conscience du prolétariat ; mais simplement qu’il n’existe aucun saut entre la société actuelle et la liberté. L’attitude servile et passive n’est pas une affaire qui se résout en quelques jours ou quelques mois. Mais son opposé doit créer son espace et prendre son propre temps. Le bouleversement social n’est que la condition de départ.

Le mépris de la « masse » n’est pas qualitatif, plutôt idéologique, c’est-à-dire subordonné aux représentations dominantes. Le peuple du Capital existe, certes, mais n’a pas de contours précis. Car c’est de la masse anonyme que surgissent, en se mutinant, l’inconnu et la volonté de vivre. Dire que nous sommes les seuls rebelles dans une mer de soumission est au fond rassurant, parce que ça ferme le jeu par avance. Nous disons simplement que nous ne savons pas qui sont nos complices et que nous avons besoin d’une tempête sociale pour le découvrir. Aujourd’hui, chacun de nous décide dans quelle mesure les autres ne peuvent pas décider (en abdiquant sa propre possibilité de choix on fait fonctionner un monde d’automates). Au cours de l’insurrection, la possibilité de choisir s’élargit avec les armes et c’est avec les armes qu’il faut la défendre, parce que c’est sur son cadavre que naît la réaction. Bien que minoritaire (mais par rapport à quelle unité de référence ?) dans ses forces actives, le phénomène insurrectionnel peut prendre des dimensions extrêmement vastes, et c’est en ce sens qu’il révèle sa nature sociale. Plus la rébellion est étendue et enthousiaste, moins l’affrontement militaire devient sa mesure. Avec l’élargissement de l’auto-organisation armée des exploités se révèle toute la fragilité de l’ordre social et s’affirme la conscience que la révolte, tout comme les rapports hiérarchiques et marchands, est partout. Ceux qui pensent à l’inverse à la révolution comme coup d’Etat ont une conception militaire de l’affrontement. Toute organisation qui se pose en avant-garde des exploités tend à cacher le fait que la domination est un rapport social et non pas un simple quartier général à conquérir ; autrement, comment justifierait-elle son rôle ?

Le plus utile à faire des armes, c’est de les rendre les plus inutiles possibles. Mais le problème des armes reste abstrait si on ne les lie pas au rapport entre révolutionnaires et exploités, entre organisation et mouvement réel.

Les révolutionnaires ont trop souvent prétendu être la conscience des exploités, d’en représenter le degré de maturité subversive. Le «mouvement social» est ainsi devenu la justification du parti (qui dans la version léniniste devient une élite de professionnels de la révolution). Le cercle vicieux est que plus on est séparé des exploités, plus on doit représenter un rapport qui manque. La subversion en est ainsi réduite à ses propres pratiques, et la représentation devient l’organisation d’un racket idéologique — la version bureaucratique de l’appropriation capitaliste. Le mouvement révolutionnaire s’identifie alors avec son expression la «plus avancée», laquelle en réalise le concept. La dialectique hégélienne offre un échafaudage parfait pour cette construction.
Mais il existe aussi une critique de la séparation et de la représentation qui justifie l’attente et valorise le rôle des critiques. Sous prétexte de ne pas se séparer du «mouvement social», on finit par dénoncer toute pratique d’attaque comme étant une «fuite en avant» ou de la «propagande armée». Encore une fois, le révolutionnaire est appelé à «dévoiler», y compris par sa propre inaction, les conditions réelles des exploités. En conséquence, aucune révolte n’est possible en dehors d’un mouvement social visible. Ceux qui agissent doivent alors forcément vouloir se substituer aux prolétaires. Le seul patrimoine à défendre devient la «critique radicale», la «lucidité révolutionnaire». La vie est une misère, on ne peut donc que théoriser la misère. La vérité avant tout. De cette façon, la séparation entre les subversifs et les exploités n’est en rien éliminée, elle n’est que déplacée. On n’est pas des exploités aux côtés des autres exploités ; nos désirs, notre rage et nos faiblesses ne font pas partie de l’affrontement de classe. On ne peut agir quand cela nous chante : on a à accomplir une mission — même si elle ne s’appelle pas ainsi. Il y a donc ceux qui se sacrifient pour le prolétariat à travers l’action et ceux qui le font à travers la passivité.
Ce monde est en train de nous empoisonner, il nous contraint à des activités inutiles et nocives, il nous impose d’avoir besoin d’argent et nous prive de rapports passionnants. On est en train de vieillir parmi des hommes et des femmes sans rêves, étrangers à un présent qui ne laisse pas d’espace à nos élans les plus généreux. Nous ne sommes partisans d’aucune abnégation. Simplement, ce que cette société peut offrir de meilleur (une carrière, une réputation, un gros lot gagné à l’improviste, l’«amour») ne nous intéresse pas. Commander nous répugne autant qu’obéir. Nous sommes des exploités comme les autres et nous voulons en finir, tout de suite, avec l’exploitation. La révolte n’a pas besoin pour nous d’autres justifications.
Notre vie nous échappe et tout discours de classe qui ne part pas de cela n’est que mensonge. Nous ne voulons ni diriger ni soutenir des mouvements sociaux, mais participer à ceux qui existent dans la mesure où nous y reconnaissons des exigences communes. Dans une perspective démesurée de libération, il n’y a pas de formes de lutte supérieures. La révolte a besoin de tout, de journaux et de livres, d’armes et d’explosifs, de réflexions et de blasphèmes, de poisons, de poignards et d’incendies. Le seul problème intéressant est comment les mélanger.

Comments are closed.