VIII

« Il est facile de frapper un oiseau au vol uniforme »

B. Gracián

Non seulement nous comprenons le désir de changer tout de suite sa propre vie, mais c’est aussi l’unique critère à partir duquel nous cherchons nos complices. Il en va de même avec ce qu’on peut appeler le besoin de cohérence. La volonté de vivre ses idées et de créer la théorie à partir de sa vie n’est certainement pas la quête d’une exemplarité (avec son renversement paternaliste et hiérarchique), mais au contraire le refus de toute idéologie, y compris celle du plaisir. De ceux qui se contentent des espaces vitaux qu’ils réussissent à trouver —et à préserver — dans cette société, nous sépare, avant même la réfl exion, le mode lui-même de palper l’existence. Mais nous nous sentons également distants de ceux qui voudraient déserter la normalité quotidienne pour s’en remettre à la mythologie de la clandestinité et l’organisation combattante, c’est-à-dire pour se réfugier dans d’autres cages. Aucun rôle, si risqué soit-il légalement, ne peut substituer le changement réel des rapports. Il n’existe pas de raccourci à portée de main, il n’existe pas de saut immédiat dans l’ailleurs. La révolution n’est pas une guerre.
La funeste idéologie des armes a déjà transformé, par le passé, le besoin de cohérence de quelques uns en un grégarisme de plus. Que les armes se retournent enfin contre l’idéologie.

Celui qui a la passion du bouleversement social et une vision « personnelle » de l’affrontement de classe veut faire quelque chose tout de suite. Lorsqu’il analyse les transformations du Capital et de l’Etat, c’est pour se décider à l’attaquer, et non pas pour aller dormir avec les idées plus claires. S’il n’a pas intériorisé les interdictions et les distinctions de la loi et de la morale dominante, il cherche à employer tous les instruments pour déterminer ses règles du jeu. La plume et le pistolet sont toutes deux des armes pour lui, à la différence de l’écrivain et du soldat, pour lesquels ce sont des affaires professionnelles qui comportent donc une identité marchande. Le subversif reste tel même sans plume et sans pistolet, il le reste tant qu’il possède l’arme qui contient toutes les autres : sa détermination.

La « lutte armée » est une stratégie qui peut être mise au service de n’importe quel projet. La guérilla est aussi utilisée aujourd’hui par des organisations dont le programme est en substance social-démocrate ; ils défendent simplement leurs revendications avec une pratique militaire. La politique peut aussi se faire avec les armes. Dans tous pourparlers avec le pouvoir – c’est-à-dire dans tout rapport qui le tient pour interlocuteur, bien qu’adversaire -, celui qui veut négocier doit se poser en force représentative. Représenter une réalité sociale veut dire, dans cette perspective, la réduire à sa propre organisation. Le conflit armé voulu n’est alors pas diffus et spontané, mais lié aux diverses phases des pourparlers. L’organisation en gérera les résultats. Les rapports entre les membres de l’organisation et entre celle-ci et l’extérieur reflètent par conséquent ce qui est un programme autoritaire ; ils portent la hiérarchie et l’obéissance en leur cœur.

Pour ceux qui se fixent comme objectif la conquête violente du pouvoir politique, le problème n’est pas très différent. Il s’agit de faire la propagande de sa force d’avant-garde en mesure de diriger le mouvement révolutionnaire. La « lutte armée » est présentée comme la forme supérieure des luttes sociales. Ceux qui sont les plus représentatifs militairement – grâce à la réussite spectaculaire des actions – constituent donc le véritable parti armé. Les procès et les tribunaux du peuple sont la mise en scène conséquente de ceux qui veulent se substituer à l’Etat.

L’Etat, pour sa part, a tout intérêt à réduire la menace révolutionnaire à certains organisations combattantes pour transformer la subversion en un affrontement en entre deux armées : les institutions d’un coté et le parti armé de l’autre. Ce que craint la domination, c’est la révolte généralisée et anonyme. L’image médiatique du « terroriste » travaille avec la police en défense de la paix sociale. Le citoyen applaudit ou s’effraie, mais reste de toute façon citoyen, c’est-à-dire spectateur.

Il revient à l’embellissement réformiste de l’existant d’alimenter la mythologie armée, produisant la fausse alternative entre la politique légale et la politique clandestine. Il suffit de remarquer combien de sincères démocrates de gauche s’attendrissent pour les guérillas du Mexique ou d’Amérique latine. La passivité a toujours besoin de guides et de spécialisations. Lorsqu’elle est déçue par les uns, traditionnels, elle s’attable avec les autres, plus nouveaux.

Une organisation armée composée uniquement de révolutionnaires – avec un programme et un sigle – peut certainement comporter des caractéristiques libertaires, tout comme la révolution sociale que veulent de nombreux anarchistes est aussi bien sûr une « lutte armée ». Mais est-ce que c’est suffisant ?

Si nous reconnaissons la nécessité d’organiser, au cours de l’affrontement insurrectionnel, le fait armé ; si nous défendons la possibilité, dès aujourd’hui, d’attaquer les structures et les hommes de la domination ; si nous considérons comme décisifs, enfin, la liaison horizontale entre les groupes d’affinité dans les pratiques de révolte, nous critiquons en revanche la perspective de ceux qui présentent les actions armées comme un dépassement réel des limites des luttes sociales et attribuent ainsi à une forme de lutte un rôle supérieur aux autres. De plus, nous voyons dans l’usage de sigles et de programmes la création d’une identité qui sépare les révolutionnaires des autres exploités, en se rendant en même temps visibles pour le pouvoir, c’est-à-dire représentables. L’attaque armée n’est alors plus un des nombreux instruments de sa propre libération, mais une expression qui se charge d’une valeur symbolique et tend à s’approprier une rébellion anonyme. L’organisation informelle comme fait lié à la temporalité des luttes devient une structure décisionnelle, permanente et formalisée. Une occasion pour se rencontrer dans ses projets se transforme en un projet en soi. L’organisation commence à vouloir se reproduire, exactement comme les structures quantitatives réformistes. S’en suit immanquablement la triste enfilade de communiqués de revendication et de documents programmatiques dans lesquels on hausse le ton pour se retrouver ensuite à chercher une identité qui n’existe que parce qu’elle a été déclarée. Les actions d’attaque similaire s en tout à d’autres simplement anonymes, semblent alors représenter qui sait quel saut qualitatif dans la pratique révolutionnaire. Réapparaissent les schémas de politique et on commence à voler de façon uniforme.

Certes, la nécessité de s’organiser est quelque chose qui peut toujours accompagner la pratique des subversifs, au-delà des exigences d’une lutte. Mais pour s’organiser, il faut des accords vivants et concrets, non pas une image en quête de projecteurs.

Le secret du jeu subversif est la capacité à briser les miroirs déformants et à se retrouver face à face avec ses propres nudités. L’organisation est l’ensemble réel des projets qui la font vivre. Tout le reste est une prothèse politique ou n’est rien.

L’insurrection est beaucoup plus qu’une « lutte armée », parce que l’affrontement généralisé fait en elle tout’un avec le bouleversement de l’ordre social. Le vieux monde est renversé dans la mesure où les exploités insurgés sont tous armés. Ce n’est qu’alors que les armes ne sont plus l’expression séparée de quelque avant-garde, le monopole des futurs patrons et bureaucrates, mais la condition concrète de la fête révolutionnaire, la possibilité collective d’élargir et défendre la transformation des rapports sociaux. En dehors de la rupture insurrectionnelle, la pratique subversive est encore moins une « lutte armée », à moins de vouloir restreindre l’immense champ de ses passions à certains instruments seulement. La question est de se contenter des rôles déjà fixés ou de rechercher la cohérence à partir du point le plus lointain : la vie.

Alors, on pourra réellement entrevoir dans la révolte diffuse, en contre-jour, une merveilleuse conjuration des egos pour créer une société sans chefs et sans dormeurs. Une société d’individus, libres et uniques.

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