V

« C’est une vérité axiomatique, une lapalissade, qu’on ne peut faire la révolution que lorsqu’il y a les forces suffisantes pour la faire. Mais une vérité historique est que les forces qui déterminent l’évolution et les révolutions sociales ne se calculent pas avec les bulletins de recensement »

E. Malatesta

L’idée d’une transformation sociale n’est pas de mode aujourd’hui. Les « masses », nous dit-on, sont totalement endormies et intégrées aux normes sociales. D’un tel constat, on peut tirer au moins deux conclusions : la révolte n’est pas possible ; la révolte n’est possible qu’à quelques uns. La première conclusion peut à son tour se décomposer en un discours ouvertement institutionnel (nécessité des élections, des conquêtes légales, etc.) ou en un autre de réformisme social (auto-organisation syndicale, lutte pour les droits collectifs, etc.). De même, la seconde conclusion peut soit fonder un discours avant-gardiste classique, soit un discours anti-autoritaire d’agitation permanente.

Comme préliminaire, on peut faire remarquer que des hypothèses apparemment opposées ont eu une base commune au cours de l’histoire.

Si on prend par exemple l’opposition entre la social-démocratie et le bolchévisme, il est clair que tous deux partaient du présupposé que les masses n’ont pas de conscience révolutionnaire et qu’elles doivent donc être dirigées. Sociaux-démocrates et bolchéviques différaient seulement sur la méthode – parti réformiste ou parti révolutionnaire, stratégie parlementaire ou conquête violente du pouvoir – en vue d’appliquer un programme identique : apporter la conscience aux exploités de l’extérieur.

Prenons l’hypothèse d’une pratique subversive « minoritaire » qui refuse le modèle léniniste. Dans une perspective libertaire, soit on abandonne tout discours insurrectionnel (en faveur d’une révolte ouvertement solitaire), soit il faudra bien tôt ou tard se poser la question de la portée sociale de ses propres idées et pratiques. Si l’on ne veut pas résoudre la question dans le cadre des miracles linguistiques (par exemple en disant que les thèses qu’on soutient sont déjà dans la tête des exploités, ou bien que sa propre rébellion fait déjà partie d’une condition diffuse), une donnée s’impose : nous sommes isolés – ce qui ne veut pas dire : nous sommes peu nombreux.

Agir à peu nombreux non seulement ne constitue pas une limite, mais représente une manière différente de penser la transformation sociale. Les libertaires sont les seuls à imaginer une dimension de vie collective qui ne soit pas subordonnée à l’existence de centres de pouvoir. La véritable hypothèse fédéraliste est justement l’idée qui rend possible l’accord entre les libres unions d’individus. Les rapports d’affinités une manière de concevoir l’union non plus sur la base de l’idéologie et de l’adhésion quantitative, mais au contraire à partir de la connaissance réciproque, de la confiance et du partage de passions projectuelles. Mais l’affinité dans les projets et l’autonomie de l’action individuelle restent lettre morte s’ils ne parviennent pas à s’élargir, sans pour autant être sacrifiés à de prétendues nécessités supérieures. La liaison horizontale est ce qui rend concrète toute pratique de liberté : une liaison informelle de fait, en mesure de rompre avec toute représentation. Une société centralisée ne peut se passer du contrôle policier et d’un appareil technologique mortel. Ainsi, ceux qui ne peuvent pas imaginer de communauté sans autorité étatique n’ont pas d’outils pour critiquer l’économie en train de détruire la planète ; et ceux qui ne peuvent pas penser une communauté d’uniques n’ont pas d’armes contre la médiation politique. A l’inverse, l’idée de la libre expérimentation et de l’union entre proches [affini] comme base de nouveaux rapports rend possible un renversement social complet. Ce n’est qu’en abandonnant toute idée de centre (la conquête du Palais d’Hiver ou bien, en phase avec l’époque, de la télévision d’Etat) qu’on peut construire une vie sans contrainte et sans argent. Ainsi, la méthode de l’attaque diffuse est une forme de lutte qui porte en soi un monde différent. Agir lorsque tous prêchent l’attente, lorsqu’on ne peut compter sur de nombreux soutiens, lorsqu’on ne sait pas par avance si on obtiendra des résultats – agir ainsi signifie déjà affirmer ce pour quoi on se bat : une société sans mesure. C’est ici que l’action en petits groupes entre proches contient la plus importante des qualités – celle de ne pas être un simple expédient tactique, mais de réaliser en même temps son propre but. Liquider le mensonge de la transition (la dictature avant le communisme, le pouvoir avant la liberté, le salaire avant la prise sur le tas, la certitude du résultat avant l’action, les demandes de financement avant l’expropriation, les « bandes éthiques » avant l’anarchie, etc.) signifie faire de la révolte elle-même un moyen différent de concevoir les rapports. Attaquer immédiatement l’hydre technologique veut dire penser une vie sans flics en blouses blanches (ce qui signifie : sans l’organisation économique et scientifique qui les rend nécessaires) ; attaquer immédiatement les instruments de la domestication médiatique veut dire créer des relations libérées des images (ce qui signifie : libérées de la passivité quotidienne qui les fabrique). Ceux qui crient qu’ils n’est plus – ou pas encore temps de se révolter nous révèlent par avance quelle est la société pour laquelle ils se battent. Au contraire, défendre la nécessité d’une insurrection sociale, d’un renversement irrésistible qui rompe avec le temps historique pour faire émerger le possible, signifie dire une chose simple : nous ne voulons pas de dirigeants. Aujourd’hui, l’unique fédéralisme concret est la rébellion généralisée.

Pour refuser toute forme de centralisation, il convient de dépasser l’idée quantitative de la lutte, c’est-à-dire l’idée d’appeler les exploités à se rassembler pour un affrontement frontal avec le pouvoir. Il convient de penser à un autre concept de force – pour brûler les bulletins du recensement et changer la réalité.

« Règle principale : ne pas agir en foule. Menez une action à trois ou quatre au maximum. Le nombre de petits groupes doit être le plus grand possible et chacun d’eux doit apprendre à attaquer et à disparaître rapidement. La police peut écraser une foule d’un millier de personnes avec un seul groupe de cent cosaques. Il est plus facile de battre une centaine d’hommes qu’un seul, surtout s’il tire par surprise et disparaît mystérieusement. La police et l’armée seront sans pouvoir si Moscou est remplie de ces petits détachements insaisissables. […] N’occupez pas de citadelles. Les troupes seront toujours en mesure de les prendre ou simplement de les détruire avec leur artillerie. Nos forteresses seront les cours intérieures et tout lieu d’où il est aisé de tirer et facile de partir. S’ils devaient prendre ces lieux, ils n’y trouveraient personnes et ils auraient perdu de nombreux hommes. Il est impossible pour eux de les prendre tous parce qu’ils devraient, pour ce faire, remplir chaque maison de cosaques »

Avis aux insurgés, Moscou, 11 décembre 1905

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