VI

« La poésie consiste à faire des mariages et des divorces illégaux entre les choses »

F. Bacon

Penser à un autre concept de force. Peut-être est-ce justement la nouvelle poésie. Au fond, qu’est ce que la révolte sociale sinon un jeu généralisé de mariages et de divorces illégaux entre les choses ?

La force révolutionnaire n’est pas une force égale et opposée à celle du pouvoir. S’il en était ainsi, nous serions déjà défaits, parce que chaque changement serait l’éternel retour de la contrainte. Tout se réduirait à un affrontement militaire, à une danse macabre des étendards. Mais les mouvements réels échappent toujours à un regard quantitatif.

L’Etat et le Capital ont des systèmes de contrôle et de répression des plus sophistiqués. Comment s’opposer au Moloch ? Le secret réside dans l’art de décomposer et de recomposer. Le mouvement de l’intelligence est un jeu continu de décompositions et de correspondances. Il en est de même pour la pratique subversive. Critiquer la technologie, par exemple, signifie en saisir le cadre général, la voir non pas comme un ensemble de machines, mais bien comme un rapport social, comme un système ; cela signifie comprendre qu’un instrument technologique reflète la société qui l’a produit et que son introduction modifie les rapports entre les individus. Critiquer la technologie veut dire refuser la subordination de toute activité humaine au temps du profit. Sinon, on se tromperait quant à sa portée, sur sa prétendue neutralité, sur la réversibilité de ses conséquences. Juste après, cependant, il convient de la décomposer en ses mille ramifications, dans ses réalisations concrètes qui nous mutilent chaque jour un peu plus ; il convient de comprendre que la diffusion des structures productives et de contrôle qu’elle permet rend plus simple le sabotage. Sinon, il serait impossible de l’attaquer. Il en va de même pour l’école, les casernes, les bureaux. Il s’agit de réalités inséparables des rapports hiérarchiques et marchands généraux, mais qui se concrétisent dans des lieux et des hommes précis.

Comment devenir visibles – nous, à si peu – pour les étudiants, les travailleurs, les chômeurs ? Si on pense en terme de consensus et d’images (se rendre visible, justement), la réponse est toute faite : les syndicats et les politiciens roublards sont plus forts que nous. Encore une fois, ce qui fait défaut, est la capacité de composer – décomposer. Le réformisme agit sur le détail et d’une façon quantitative : il mobilise de grands nombres pour changer certains éléments partiels du pouvoir. Une critique globale de la société peut en revanche faire émerger une vision qualitative de l’action. Justement parce qu’il n’existe pas de centres et de sujets révolutionnaires auxquels subordonner ses propres projets, toute réalité sociale renvoie à l’ensemble dont elle fait partie. Qu’il s’agisse de pollution, de prison ou d’urbanisme, un discours réellement subversif finit par mettre tout en question. Aujourd’hui plus que jamais, un projet quantitatif (rassembler les étudiants, les travailleurs ou les chômeurs dans des organisations permanentes avec un programme spécifique) ne peut qu’agir sur le détail, enlevant aux actions leur force principale – celle de poser des questions irréductibles aux séparations en catégories (étudiants, travailleurs, immigrés, homosexuels, etc.). D’autant plus que le réformisme est toujours plus incapable de réformer quoi que ce soit (qu’on pense au chômage, faussement présenté comme un dégât – résolvable – de la rationalité économique). Quelqu’un disait que, désormais, même la requête d’une nourriture non empoisonnée est devenue en elle-même un projet révolutionnaire, puisqu’il faudrait pour la satisfaire changer tous les rapports sociaux. Toute revendication adressée à un interlocuteur précis porte en soi sa propre défaite, ne serait-ce que parce qu’aucune autorité ne peut résoudre – même en le voulant – un problème d’une portée générale. A qui s’adresser pour s’opposer à la pollution de l’air ?

Les ouvriers qui au cours d’une grève générale portaient une banderole sur laquelle était écrit Nous ne demandons rien avait compris que la défaite est dans la revendication elle – même (« contre l’ennemi la revendication est éternelle » rappelait une loi des XII Tables). Il ne reste à la révolte qu’à s’emparer de tout. Comme avait dit Stirner : « Même si vous leur cédiez beaucoup, ils demanderaient toujours plus, parce que ce qu’ils veulent n’est rien moins que cela : la fin de toute concession. »

Et alors ? Alors, on peut penser à agir à peu nombreux sans agir isolément, avec la conscience que quelques bons contacts servent plus, dans des situations explosives, que des grands nombres. Très souvent, des luttes sociales tristement revendicatives développent des méthodes plus intéressantes que leurs objectifs (un groupe de chômeurs par exemple qui demandent du travail et finit par brûler un bureau de placement). Certes, on peut rester à l’écart et dire que le travail ne doit pas être mendié mais détruit. Ou bien on peut chercher à unir la critique de l’économie avec ce bureau brûlé passionnément, la critique des syndicats avec un discours de sabotage. Tout objectif de lutte spécifique contient en soi, prête à exploser, la violence de tous les rapports sociaux. La banalité de leur cause immédiate, on le sait, est la carte de visite des révoltes au cours de l’histoire.

Que pourrait faire un groupe de compagnons résolus dans de telles situations ? Pas grand chose, s’il n’a pas déjà pensé (par exemple) à comment distribuer un tract ou à quels endroits de la ville élargir un blocage ; et quelques petites choses supplémentaires si une intelligence joyeuse et séditieuse leur fait oublier les grands nombres et les grandes structures organisationnelles.

Sans prétendre rénover la mythologie de la grève générale comme condition déclenchant l’insurrection, il est assez clair que l’interruption de l’activité sociale reste un point décisif. C’est vers cette paralysie de la normalité que doit tendre l’action subversive, quelle que soit la raison d’un affrontement insurrectionnel. Si les étudiants continuent à étudier, les ouvriers – ceux qui restent – et les employés à travailler, les chômeurs à se préoccuper de trouver une occupation, aucun changement n’est possible. La pratique révolutionnaire resterait toujours au-dessus des gens. Une organisation séparée des luttes sociales ne sert ni à déchaîner la révolte ni à en élargir et défendre la portée. S’il est vrai que les exploités se rapprochent de ceux qui savent garantir, au cours des luttes, de plus grands avantages économiques – s’il est donc vrai que toute lutte revendicative a un caractère nécessairement réformiste -, ce sont les libertaires qui peuvent pousser à travers leurs méthodes (l’autonomie individuelle, l’action directe, la conflictualité permanente) à dépasser le cadre de la revendication, à nier toutes les identités sociales (professeur, employé, ouvrier, etc.). Une organisation revendicative permanente spécifique des libertaires resterait à coté des luttes (seuls quelques exploités pourraient choisir d’en faire partie), ou bien perdrait sa propre particularité libertaire (dans le cadre des luttes syndicales, les plus professionnels sont les syndicalistes). Une structure organisationnelle formée de révolutionnaires et d’exploités ne peut rester conflictuelle que si elle est liée à la temporalité d’une lutte, à un objet spécifique, à la perspective de l’attaque ; en somme s’il s’agit d’une critique en acte du syndicat et de la collaboration avec les patrons.

Pour le moment, on ne peut pas dire que la capacité des subversifs à lancer des luttes sociales (antimilitariste, contre les nuisances, etc.) soit remarquable. Demeure l’autre hypothèse (demeure bien entendu, pour ceux qui ne se répètent pas que « les gens sont complices et résignés », et bonne nuit aux rêveurs), celle d’une intervention autonome dans les luttes – ou dans les révoltes plu ou moins étendues – qui naissent spontanément. Si l’on cherche des discours clairs sur la société pour laquelle se battent les exploités (comme en a eu la prétention un fin théoricien face à une vague récente de grèves), on peut rester tranquillement chez soi. Si l’on se limite – ce qui n’est au fond pas très différent- à « adhérer de façon critique », on ajoutera ses drapeaux rouge et noir à ceux des partis et des syndicats. Encore une fois, la critique du détail épouse le modèle quantitatif. Si l’on pense que lorsque les chômeurs parlent de droit au travail on doit en faire autant (avec les distinguos de rigueur entre salariat et « activité socialement utile »), alors le seul lieu de l’action devient la place remplie de manifestants. Comme le savait le vieil Aristote, sans un unité de temps et de lieu il n’y a pas de représentation possible.

Mais qui a dit qu’on ne peut pas parler aux chômeurs – en les pratiquant – de sabotage, d’abolition de droit ou de refus de payer le loyer ? Qui a dit qu’au cours d’une grève dans la rue, l’économie ne peut pas être critiquée ailleurs ? Dire ce à quoi l’ennemi ne s’attend pas et être là où il ne nous attend pas.

Là est la nouvelle poésie.

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