IV

« Nous devons abandonner tout modèle et étudier nos possibilités »

E.A. Poe

 Nécessité de l’insurrection. Nécessité, évidemment, non pas au sens de quelque chose d’inéluctable (un événement qui tôt ou tard doit advenir), mais au sens de la condition concrète d’une possibilité. Nécessité du possible. L’argent est nécessaire dans cette société. Une vie sans argent est possible. Pour expérimenter ce possible, il est nécessaire de détruire cette société. Aujourd’hui, on ne peut expérimenter que ce qui est socialement nécessaire.

Curieusement, les gens qui considèrent l’insurrection comme une tragique erreur (ou bien, selon les goûts, comme un songe romantique irréalisable) parlent beaucoup d’action sociale et d’espaces de liberté à expérimenter. Il suffit pourtant de gratter un peu le maquillage de tels raisonnements pour en faire sortir tout le suc. Pour agir librement, il est nécessaire, comme on l’a dit, de se parler sans médiation. Et alors, qu’on nous dise sur quoi, quand et où peut-on dialoguer actuellement ?

Pour discuter librement, on doit arracher du temps et de l’espace aux impératifs sociaux. En somme, le dialogue est inséparable de la lutte. Il est inséparable matériellement (pour se parler, on doit se soustraire au temps imposé et saisir les espaces possibles) et psychologiquement (les individus aiment parler de ce qu’ils font, parce que ce n’est qu’alors que les paroles transforment la réalité).

Ce qu’on oublie, c’est que nous vivons tous dans un ghetto, même si on ne paie pas de loyer ou si le calendrier compte beaucoup de dimanches. Si on ne réussit pas à détruire ce ghetto, la liberté d’expérimenter se réduit à une bien maigre chose.

De nombreux libertaires pensent que le changement de la société peut et doit venir graduellement, sans rupture à l’improviste. C’est pour cela qu’ils parlent de « sphère publique non étatique » où élaborer de nouvelles idées et de nouvelles pratiques. Laissons tomber les aspects décidément comiques de la question ( l’Etat est-il absent ? comment le mettre entre parenthèses ?). Ce qu’on peut remarquer, c’est que la référence idéale de ces discours reste la méthode autogestionnaire et fédéraliste expérimentée par des subversifs à certains moments historiques (la Commune de Paris, l’Espagne révolutionnaire, la Commune de Budapest, etc.). La banalité qui est négligée, c’est que les rebelles ont pris par les armes la possibilité de se parler et de changer la réalité. On oublie en somme un petit détail : l’insurrection. On ne peut séparer une méthode (l’assemblée de quartier, la décision directe, la liaison horizontale, etc.) du contexte qui l’a rendue possible, et encore moins prendre position pour l’une contre l’autre (avec des raisonnement du type « il ne sert à rien d’attaquer l’Etat, il faut s’auto-organiser, rendre concrète l’utopie »). Avant même de considérer par exemple ce qu’ont signifié – et ce que pourraient signifier aujourd’hui – les Conseils ouvriers, il faut considérer les conditions dans lesquelles ils sont nés (1905 en Russie, 1918-1921 en Allemagne et en Italie, etc.). Il s’est agi de moments insurrectionnels. Qu’on nous explique comment il est possible aujourd’hui que les exploités décident en leur propre nom sur des questions d’une certaine importance sans briser de force la normalité sociale ; on pourra ensuite parler d’autogestion et de fédéralisme. Avant même de discuter de ce que voudrait dire autogérer les structures productives actuelles « après la révolution », il faut affirmer une banalité de base : les patrons et la police ne seraient pas d’accord. On ne peut pas discuter d’une possibilité en mettant de coté les conditions qui la rendent concrète. Toute hypothèse de libération est liée à une rupture avec la société actuelle.

Prenons un dernier exemple. Jusque dans le mouvement libertaire, on parle de démocratie directe. On peut immédiatement répondre que l’utopie anarchiste s’oppose à la méthode de la décision majoritaire. Très juste. Mais le fait est que personne ne parle concrètement de démocratie directe. Laissons tomber ceux qui font passer pour démocratie directe son exact contraire, c’est-à-dire la constitution de listes civiques et la participation aux élections municipales, et prenons ceux qui imaginent de vraies assemblées citoyennes dans lesquelles on se parlerait sans médiation. Sur quoi pourraient bien s’exprimer les biens nommés citoyens ? Comment pourraient ils répondre différemment sans changer en même temps les questions ? Comment maintenir la distinction entre une prétendue liberté politique et les conditions économiques, sociales et technologiques actuelles ? En somme, qu’importe comment on tourne la question, le problème de la destruction demeure. A moins qu’on ne pense qu’une société centralisée technologiquement puisse être en même temps fédéraliste ; ou que puisse exister l’autogestion généralisée dans ces véritables prisons que sont les villes actuelles. Dire que tout cela va changer progressivement revient uniquement à brouiller les cartes. Sans révolte diffuse, on ne peut commencer aucun changement. L’insurrection est la totalité des rapports sociaux qui, lorsque cette dernière n’est plus masquée par les spécialisations du Capital, s’ouvre à l’aventure de la liberté. L’insurrection seule, il est vrai, n’apporte pas de réponses, elle commence seulement à poser les questions. Le sujet n’est plus alors : agir progressivement ou de manière aventureuse. Le sujet devient : agir ou rêver de le faire.

La critique de la démocratie directe (pour en rester à cet exemple) doit considérer cette dernière dans sa dimension concrète. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut aller outre, en pensant quelles sont les bases sociales de l’autonomie individuelle. Ce n’est qu’ainsi que cet au-delà peut se transformer immédiatement en méthode de lutte. Aujourd’hui, les subversifs se retrouvent en situation de devoir critiquer les hypothèses des autres en les définissant d’une manière plus correcte que ne le font leurs propres défenseurs.

Pour mieux aiguiser nos couteaux.

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