III

 « Les tigres de la colère sont plus sages que les chevaux de l’instruction »

W. Blake

Ce n’est qu’en bouleversant les impératifs du temps et de l’espace social que peuvent être imaginés de nouveaux rapports et de nouveaux environnements. Le vieux philosophe disait qu’on ne désire que sur la base de ce qu’on connaît. Les désirs ne peuvent changer que lorsque change la vie qui les fait naître. Pour le dire clairement, l’insurrection contre les temps et les lieux du pouvoir est une nécessité matérielle et en même temps psychologique.

Bakounine disait que les révolutions sont faites de trois quarts de fantaisie et d’un quart de réalité. Ce qui importe est de comprendre d’où nait la fantaisie qui fait éclater la révolte généralisée. Le déchaînement de toutes les mauvaises passions, comme disait le révolutionnaire russe, est la force irresistible de la transformation. Bien que tout cela puisse faire sourire les résignés ou les froids analystes des mouvements historiques du Capital, on pourrait dire – si un tel jargon n’était pas indigeste pour nous – qu’une telle idée de la révolution est extrêmement moderne. Mauvaises [Ndt : en italien, « mauvais/méchant » et « captif » se rendent tous les deux par cattivo. D’où le jeu de mot entre cattivita (captivité) et cattiveria (méchanceté)], les passions le sont parce que prisonnières, étouffées par une normalité qui est le plus froid des monstres glacés. Mais elles sont aussi mauvaises parce que la volonté de vie, plutôt que de disparaître sous le poids des devoirs et des masques, se transforme en son contraire. Contrainte par les performances quotidiennes, la vie se renie et réapparaît sous la fihure du serf ; à la recherche désespérée d’espace, elle devient présence onirique, contraction physique, tic nerveux, violence idiote et grégaire. Le caractère insupportable des conditions de vie actuelles n’est-il pas mis en évidence par la diffusion massive d’anti-dépresseurs, cette nouvelle intervention de l’Etat social ? La domination administre partout la captivité, prétendant la justifier par ce qui à l’inverse son produit, la méchanceté. L’insurrection affronte toutes les deux.

S’il ne veut pas enfermer lui-même et les autres, tout individu qui se bat pour la démolition de l’édifice social actuel ne peut cacher que la subversion est un jeu de forces sauvages et barbares. L’un les nommait Cosaques, un autre la canaille, en pratique ce sont tous les individus auxquels la paix sociale n’a pas ôté leur colère.

Mais comment créer une nouvelle communauté à partir de la colère ? Qu’on en finisse ici avec les illusions de la dialectique. Les exploités ne sont porteurs d’aucun projet positif, y compris celui d’une société sans classes (tout cela ressemble de trop près au schéma productif). Leur unique communauté est le Capital, auquel il ne peuvent échapper qu’en détruisant tout ce qui les fait exister en tant qu’exploités : le salariat, les marchandises, les rôles et les hiérarchies. Le capitalisme ne jette pas les bases de son propre dépassement vers le communisme – la fameuse bourgeoisie « qui forge les armes qui la mettront à mort »-, mais plutôt celles d’un monde d’horreurs.

Les exploités n’ont rien à autogérer, sinon leur propre négation en tant qu’exploités. Ce n’est qu’ainsi que disparaîtront avec eux leurs patrons, leurs guides et leurs apologistes de toutes les couleurs. Dans cette « immense oeuvre de démolition urgente », on doit immédiatement trouver la joie.

Pour les Grecs, « Barbare » n’indiquait pas seulement l’étranger, mais aussi « celui qui balbutie », comme était nommé avec mépris celui qui ne parlait pas correctement la langue de la polis. Langage et territoire sont deux réalités inséparables. La loi fixe les frontières que l’ordre des Noms fait respecter. Tout pouvoir a ses propres barbares, tout discours démocratique a ses propres balbutiants. La société de la marchandise veut bannir leur présence obstinée – par l’expulsion et le silence – comme si de rien n’était. Et sur ce rien, la révolte a fondé sa cause. Aucune idéologie du dialogue et de la participation ne pourra jamais masquer aux yeux de tous l’exclusion et les colonies intérieures. Lorsque la violence quotidienne de l’Etat et de l’économie fait exploser la partie mauvaise, on ne peut pas s’étonner que certains mettent les pieds sur la table et refusent les discussions. Seules les passions peuvent alors chassez un monde de mort. Les Barbares sont au coin de la rue.

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