II

« Les choses qu’il est nécessaire d’avoir appris pour les faire, c’est en les faisant qu’on les apprend »

Aristote

 Le secret est de vraiment commencer.

L’organisation sociale actuelle non seulement retarde, mais empêche et corromp toute pratique de liberté. Pour apprendre ce qu’est la liberté, il n’y a pas d’autres manières que de l’expérimenter. Et pour l’expérimenter, il faut avoir le temps et l’espace nécessaires.

La base fondamentale de la libre action est le dialogue. Or, un véritable discours en commun a besoin de réunir deux conditions : un réel intérêt des individus pour les questions ouvertes par la discussion (la question du contenu) et une libre recherche des réponses possibles (la question de la méthode). Ces deux conditions doivent être réalisées simultanément, puisque le contenu détermine la méthode, et vice versa. On ne peut parler de liberté qu’en liberté. Si l’on est pas libre dans la possibilité de répondre, à quoi servent les questions ? Si les questions sont fausses, à quoi sert-il de répondre ? Le dialogue n’existe que lorsque les individus peuvent se parler sans médiation, c’est-à-dire lorsqu’ils sont dans un rapport de réciprocité. Si le discours est à sens unique, il n’y a pas de communication possible. Si l’un a le pouvoir d’imposer les questions, le contenu de ces dernières lui sera directement fonctionnel (et les réponses porteront dans la méthode la marque de la soumission). A un sujet, on ne peut que poser des questions dont les réponses confirment son rôle de sujet. C’est à partir de ce rôle que la maître formulera les futures questions. L’esclavage réside alors dans le fait de continuer à répondre, car les questions du maître contiennent déjà en elles-mêmes la réponse.

Les enquêtes de marché sont ainsi identiques aux élections. La souveraineté de l’électeur correspond à la souveraineté du consommateur, et vice-versa. Lorsque la passivité télévisuelle a besoin de se justifier, elle se fait appeler audience ; lorsque l’Etat a besoin de légitimer son propre pouvoir, il se fait appeler peuple souverain. Dans un cas comme dans l’autre, les individus ne sont que les otages d’un mécanisme qui leur concède le droit de parler après les avoir privé de la faculté de le faire. Lorsqu’on ne peut choisir qu’entre un candidat et un autre, que reste-t-il du dialogue ? Lorsqu’on ne peut choisir qu’entre des marchandises ou des programmes télé différemment identiques, que reste-t-il de la communication ? Les contenus deviennent insignifiants parce que la méthode est fausse.

« Rien ne ressemble plus à un représentant de la bourgeoisie qu’un représentant du prolétariat », écrivait Sorel en 1907. Ce qui les rendaient semblables était le fait d’être, justement, des représentants. Dire la même chose aujourd’hui d’un candidat de droite et d’un candidat de gauche n’est ni plus ni moins qu’une banalité. Les politiciens n’ont cependant pas besoin d’être originaux (pour cela il y a les publicitaires), il suffit qu’ils sachent administrer de telles banalités. La terrible ironie est que les mass medias sont définis moyens de communication, tout comme la foire du vote se nomme élection (c’est à dire choix au sens fort du terme, décision libre et consciente).

Le fait est que le pouvoir n’admet aucune gestion différente. Même si on le voulait (ce qui nous mène déjà en pleine « utopie », pour imiter le langage des réalistes), rien d’important ne peut être demandé aux électeurs, car le seul acte libre qu’ils pourraient accomplir – la seule véritable élection – serait de cesser de voter. Celui qui vote pose des questions qui ne peuvent être qu’insignifiantes car les véritables questions excluent la passivité et la délégation. Expliquons-nous mieux.

Supposons qu’on demande l’abolition du capitalisme par référendum (dépassons le fait qu’une telle demande, vu les rapports sociaux actuels, est impossible). La majorité des électeurs voterait certainement en faveur du capitalisme, pour la simple raison qu’on ne peut imaginer un monde sans marchandises et sans argent en sortant tranquillement de chez soi, du bureau ou du supermarché. Mais quand bien même on voterait contre lui, rien ne changerait, car une telle demande doit, pour rester véritable, exclure les électeurs. Une société entière ne peut être changée par décret.

On peut tenir le même raisonnement sur des questions moins extrêmes. Prenons l’exemple d’un quartier. Si les habitant pouvaient (encore une fois, nous sommes en pleine « utopie ») s’exprimer sur l’organisation des espaces de leur vie (maisons, rues, places, etc.), qu’arriverait-il ? Disons tout de suite que les choix des habitants serait dès le départ inévitablement limité, les quartiers étant le résultat du déplacement et de la concentration de la population en fonction des nécessités de l’économie et du contrôle social. Tentons néanmoins d’imaginer une autre organisation de ces ghettos. Sans craindre d’être démentis, on peut affirmer que la majorité de la population aurait en la matière les mêmes idées que celles de la police. Et si ce n’était pas le cas (si une pratique du dialogue, même limitée, faisait surgir le désir de nouvelles ambiances), on assisterait à l’explosion du ghetto. Comment en effet concilier, tout en maintenant l’ordre social actuel, l’intérêt du constructeur automobile et la volonté des habitants de respirer ; la libre circulation des individus et la peur des propriétaires de commerces de luxe ; les espaces de jeu des enfants et le ciment des parkings, des banques et des centres commerciaux ? Et toutes les maisons vides abandonnées aux mains de la spéculation ? Et les immeubles qui ressemblent terriblement aux casernes qui ressemblent terriblement aux écoles qui ressemblent terriblement aux hôpitaux qui ressemblent terriblement aux asiles psychiatriques ? Déplacer un petit mur de ce labyrinthe des horreurs signifie remettre en cause l’ensemble du projet. Plus on s’éloigne d’un regard policier sur l’environnement, plus on s’approche de l’affrontement avec la police.

« Comment penser librement à l’ombre d’une chapelle ? » écrivait une main anonyme sur l’espace sacré de la Sorbonne au cours du Mai français. Cette demande impeccable contient une portée générale? Tout environnement pensé économiquement et religieusement ne peut qu’imposer des désirs économiques et religieux. Une église désaffectée continue de rester la maison de Dieu. Dans un centre commercial abandonné continuent de jacter les marchandises. La cour d’une caserne hors d’usage contient encore le pas militaire. En ce sens, celui qui disait que la destruction de la Bastille fut un acte de psychologie sociale appliquée avait raison. Aucune Bastille ne peut être gérée autrement, parce que ses murs continuerait de raconter une histoire de corps et de désirs captifs.

Le temps des performances, des obligations et de l’ennui épouse les espaces de consommation en d’incessantes et funèbres noces. Le travail reproduit l’environnement social qui reproduit la résignation au travail. On aime les soirées devant le téléviseur parce qu’on a passé la journée au bureau et dans le métro. Se taire à l’usine donne aux hurlements du stade comme une promesse de bonheur. Le sentiment de culpabilité à l’école revendique l’irresponsabilité idiote du samedi soir en discothèque. La publicité du Club Med ne fait rêver que les yeux sortis d’un McDonald’s. Et caetera.

Il faut savoir expérimenter la liberté pour être libres. Il faut se libérer pour pouvoir expérimenter la liberté. A l’intérieur de l’ordre social actuel, le temps et l’espace empêchent d’expérimenter la liberté parce qu’ils étouffent la liberté d’expérimenter.

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